L’information s’uniformise-t-elle ? Constats et perspectives avec Marc Sinnaeve

Bien que le débat de la liberté d’expression puisse encore être soulevé et sujet à controverse, comme le montrent les exemples de l’affaire Dieudonné ou des caricatures de Mahomet, il n’y a pas en Europe de censure autoritaire à proprement parler dans les médias. Mais cette liberté est-elle le garant de médias qui soient de vrais leviers démocratiques ? Comment fonctionne véritablement l’information aujourd’hui ? Comment les médias représentent-ils le monde et ses enjeux ? Il n’est pas rare que la population se méfie du discours médiatique, qu’elle apostrophe volontiers d’un « Vous les médias… », comme le dissèque Jean-François Kahn dans son dernier ouvrage L’horreur médiatique1. D’où vient ce sentiment de désenchantement de la part du public ?

Marc Sinnaeve, journaliste pendant 10 ans, Président du département Journalisme de l’IHECS pendant 15 ans, et actuellement toujours enseignant, analyse ici les mécanismes de fabrication de l’information et leurs conséquences, non sans évoquer quelques pistes pour repenser les médias.

Tout ce qui relève de l’alternative subit une sorte de censure démocratique, non pensée en tant que telle et non voulue, mais bien réelle. Tout ce qui s’oppose à Madame TINA ‘There is no alternative’ a peu droit de cité dans les médias. Ou alors, le propos ou l’acteur concerné, se voit tantôt marginalisé, tantôt disqualifié comme relevant de l’idéologie. Ce qui sous-entend que le discours médiatique ne le serait en rien, lui, idéologique. A défaut d’un vrai pluralisme, il existe malgré tout une réelle pluralité de contenus dans l’information. Pourtant, la perception qu’en ont le public, les citoyens est pour ainsi dire univoque. On se rejoint dans une méfiance collective à l’égard de l’ensemble des médias, vus comme une caste. Mais si l’on peut nuancer son propos, par ailleurs fondamentalement correct, selon moi, il est plus important encore de comprendre les ressorts du phénomène. En distinguant la tendance croissante à l’uniformisation que décrit Jean-François Kahn, d’une part, et la perception, amplifiée, de celle-ci qu’en a ou que peut en avoir le public, d’autre part.

Cette perception est alimentée au premier chef, moins par la ressemblance et la récurrence de certains contenus, que par les aspects formels de la réalisation, de la production et de la diffusion des informations. De quoi parle-t-on ?

Des dispositifs de présentation, d’accroche, de théâtralisation ou de dramatisation, de spectacularisation, en télévision surtout (face-caméra, directs, écrans coupés, bandes défilantes, légèreté ou gravité convenue du ton, mimiques rituelles du présentateur du JT). Des critères de sélection et de hiérarchisation de ce qui fait l’actualité, la même un peu partout, d’ailleurs, malgré un nombre infini de possibilités de conduites ou de sommaires différents, ensuite. Des cadrages de l’information, qui correspondent à des cadres d’interprétation du réel, pour la plupart inconscients, et en nombre réduit, auxquels recourent les journalistes pour traiter l’actualité, encore. Dans la même veine que les cadrages, les mots choisis pour « dire » l’actualité en occultent d’autres, tabous ou jugés obsolètes.

Il faut pointer aussi la réticence ou l’incapacité croissante à problématiser les faits d’actualité, c’est-à-dire à faire ressortir le sens plus large d’un événement, susceptible de « parler » au plus grand nombre, davantage susceptible d’être intéressé par ce sens commun que par le fait isolé en lui-même. Faute de problématisation, l’actualité prend la forme d’un alignement de faits sans lien, qui ne font sens que par le ressort très aléatoire de l’analogie : une explosion de gaz qui souffle un bâtiment à Liège, et l’explosion d’une voiture, comme acte terroriste, à Bagdad, finissent par créer un même sentiment diffus d’anxiété infondé en regard de l’absence de risque effective. Les dispositifs en question sont rigoureusement les mêmes d’une chaîne à l’autre, d’un support à l’autre, la presse écrite et, dans une moindre mesure, la radio ayant emprunté beaucoup aux codes de la télévision. Ces éléments constituent ce que j’appelle la boîte noire de l’information, la musique sans partition ou la cuisine sans recettes de la pratique journalistique. Quand on reçoit des images du typhon aux Philippines par exemple, on a l’impression de les avoir déjà vues, car cela renvoie à des mises en forme et des cadrages familiers. De même qu’à un mode opératoire de traitement connu, car réduit, souvent, à sa plus simple expression : les faits, la présentation des conséquences des faits, la réaction aux faits et aux conséquences, le constat de désolation et l’appel à l’aide, au courage ou à l’entraide pour s’en sortir.

Ces dispositifs de traitement formels visent, sans le dire, à capter l’attention du public, en jouant sur sa participation émotionnelle et en s’efforçant de susciter, de la sorte, chez lui un réflexe ou un sentiment d’identification. Mais à mon sens, ils confortent plutôt le public dans ses a priori et ses idées reçues. Et dans un mouvement de repli sur soi plutôt que d’ouverture aux autres. Je m’explique : des cadrages indifférenciés, récurrents, généreraient, selon moi, de l’indifférence émotionnelle à l’égard du sort d’autrui. D’une part, en raison du sentiment d’impuissance que fait naître la présentation, strictement cadrée, du seul spectacle des drames du monde ; ceux-ci sont objets de spectacle qui occupent notre temps de cerveau disponible, davantage que sujets de réflexion qui nous préoccupent. D’autre part, la surconsommation des mêmes modes de présentation des affaires du monde empêche tout mécanisme d’empathie. L’empathie, c’est-à-dire la capacité de se mettre à la place de l’autre (ce qui n’est pas la compassion), de deviner ce qu’il pense ou de ressentir à sa place, exige que l’on quitte sa propre sphère de pensée ou d’émotion, son ego protecteur. Cela ne peut se faire que par le biais d’un choc cognitif ou émotionnel qui nous mette en porte-à-faux par rapport à tout ce que nous connaissons ou ressentons déjà (nos a priori ou nos pressentiments, donc). Une expérience menée par des chercheurs de New York a ainsi montré que l’empathie fonctionne davantage chez des sujets qui ont été confrontés à une œuvre de fiction littéraire de qualité, que chez des sujets qui n’y ont pas été confrontés. La raison en serait que l’œuvre d’art, par son caractère singulier, inédit, nous pousse à nous poser des questions, et à chercher les réponses en dehors de ce qui nous est déjà connu. Or, ce mécanisme d’extériorisation (hors de soi) est précisément la condition nécessaire à la mise en marche des mécanismes de l’empathie en nous : c’est-à-dire ce qui nous pousse à aller vers l’autre.

Si on extrapole ceci au domaine de l’information, nous deviendrions plus facilement indifférents aux images d’actualité et au sort d’autrui, non pas par égoïsme mais en raison des éternels mêmes cadrages, de l’éternel retour du même. Phénomène amplifié par les dynamiques d’information en continu que multiplient les nouvelles possibilités techniques.

L’essayiste François Brune montre comment la fièvre médiatique autour d’un drame ou d’une catastrophe, loin de donner prise sur le réel ou de susciter un effet d’identification, produit au contraire sur le public un effet de prostration démobilisateur : « Le public n’est là que pour regarder, s’émouvoir et se taire, écrit Brune. Et moins il se sent acteur en face du tragique du monde contemporain, plus s’accentue en lui le besoin compensateur d’en consommer le spectacle. Pulsion consommatrice, pulsion compensatrice2 ».

La mise en forme de l’information a un impact important sur notre réception de l’information et in fine sur notre prise sur le monde. Il importe alors de s’interroger sur la vision du monde véhiculée dans les différents médias « centraux ». Cette vision, affirmez-vous, se caractérise en général par une adhésion à l’ordre établi. Moins en raison d’un quelconque parti pris idéologique intentionnel, que suite à la combinaison d’une série de facteurs qui favorisent le recours aux éternels mêmes cadrages de l’information, rarement pensés ou interrogés, moins encore remis en question. Les paradigmes prégnants de l’immédiateté, de la réactivité, du court, de l’événementiel et du spectaculaire, pour ne citer qu’eux, conduisent en fin de compte à une vision « positiviste » du monde : celui-ci ne peut être que tel que les médias le montrent.

Je vous donner un exemple : quand il est question de social, de précarisation, d’inégalités, de pauvreté, etc., il en ressort une vision essentialisée des ‘pauvres’. La figure emblématique du pauvre, le SDF, est représentée comme un fait divers (et fait d’hiver aussi). Elle n’est jamais reliée à ou inscrite dans une question publique où sont présents les enjeux, notamment celui du logement et du mal-logement, ou encore celui de l’appauvrissement de catégories entières de la population, ou la problématique des inégalités sociales (notamment en matière d’accès au logement… ce qui est à l’origine, il faut le rappeler, de l’éclatement de la crise bancaire aux États-Unis en 2007-2008). Ces enjeux ne sont jamais abordés parce qu’ils sont plus difficilement illustrables. Ça relève d’un réel invisible, non palpable. On ne peut pas ‘toucher’ un pouvoir d’achat ou des inégalités sociales, économiques, culturelles, tandis qu’un SDF oui. Intégrer une ou des problématiques dans un sujet d’information, plutôt que seulement un « problème », demande en outre davantage de temps, de place et de capital culturel.

Joue, aussi, le mode de traitement devenu événementiel de l’actualité. Celui-ci s’appuie moins sur l’exposition d’une pluralité de faits et d’éléments entourant un sujet donné, que sur l’impact de l’unicité de l’événement – ou ce qui est présenté, pour ainsi dire chaque jour, comme tel. Impact encore amplifié par le volume croissant de l’espace ou du temps éditorial consacré à ce qui est érigé en « événement ». L’impact événementiel est entretenu également par le « bruit » qu’il fait retentir aussi : y contribuent sa répétition en boucle sur tous les médias (dont ceux d’information continue qui tendent à influer fortement sur les autres) pendant toute la journée, sa « feuilletonnisation », son intensité dramatique ou dramatisée, son traitement toujours plus « réactif », en direct, de plus en plus souvent, sous forme d’éditions spéciales ou d’alertes sur GSM… Pareil journalisme événementiel est amplifié aujourd’hui par les médias d’information continue, par les plates-formes d’information numériques, par les réseaux sociaux, et par la course-poursuite que les médias traditionnels ont engagée pour ne pas être distancés et perdre ainsi leur légitimité.

Paradoxalement, les flux croissants de l’information permanente laisse peu de place à autre chose que la répétition du même : en pâtissent l’énoncé de la pluralité des faits qui existent autour de l’événement, ainsi que leur analyse, c’est-à-dire leur mise en rapport, ou leur contextualisation, c’est-à-dire leur insertion dans des processus de généralisation, d’analogie, d’inférence, d’implication…

Dans cette approche, l’événement « surgit », pour ainsi dire, ex-nihilo. Il n’est jamais considéré comme le produit de la permanence ou de la structure, c’est-à-dire du réel dont la dynamique n’apparaît pas aux journalistes, mais comme une rupture, une discontinuité, une transgression ou un désordre par rapport à l’ordre « normal » des choses. L’événement médiatique, de ce point de vue, explique bien le sociologue Alain Accardo, c’est une sorte de dysfonctionnement, d’ « accident », qu’il s’agisse d’un « tsunami », d’un « attentat » ou d’une « crise bancaire », qu’il convient de « dénoncer » ou de « déplorer », mais qui, je cite Accardo, « ne sauraient remettre en cause la logique objective de fonctionnement d’un système fondamentalement sain, qu’il convient de défendre envers et contre tout3 ».

Puisque c’est presque toujours a priori un « accident » qui survient, l’événement, dans la trame médiatique, peut alors être d’autant plus facilement présenté, non comme le produit d’un ensemble de facteurs, mais comme une rupture, à la fois de l’ordre des choses et de la routine journalistique. Ainsi découpé du terreau vital qui le produit, l’événement d’actualité n’est tout simplement plus irrigué ou irrigable de… son sens profond ; il se trouve littéralement dévitalisé. Alors, naturellement, il se fige, dans l’instantanéité du temps de l’information en continu, et il devient lui-même un instantané, c’est-à-dire un cliché. Et un cliché, c’est aussi comme cela que l’on appelle un stéréotype.

En résultent une présentation et une conception « positiviste » du monde qui est « tel qu’il est », c’est-à-dire tel que le fixent les journalistes dans leurs sujets. Du coup, le SDF se trouve confiné dans sa représentation médiatique, ramené à sa seule apparence cathodique, aussi furtive que réductrice. Cela conduit tout droit à une essentialisation des SDF, des pauvres et de la pauvreté. Les pauvres sont pauvres, dans l’information, parce qu’ils sont… pauvres, parce qu’on les montre seulement comme pauvres. Régis Debray l’énonce de cette manière: « Tout ce qui échappe aux médias, c’est tout ce qui précède, tout ce qui excède et tout ce qui succède ». Je trouve cette formule très juste. Demain le soleil sera là. C’est un invariant, mais inexistant dans le chef des médias. Autrement dit, le monde est tel qu’il nous apparaît. D’où le mythe de l’objectivité.

Se contenter de décrire le monde « tel qu’il est » (tel qu’il est perçu et fixé, en fait, par le journalisme d’actualité) explique aussi l’adhésion instinctive des médias aux discours institutionnels. Parce que les institutions sont là pour baliser le réel qu’il leur revient de baliser, pour dire ce qui est et ce qu’il en est de la société et des règles du vivre-ensemble. Elles ne sont pas là pour élargir le cadre de vue ou donner à voir le réel en mouvement, dans sa complexité. Mais les institutions, elles-mêmes, pourtant, ont aussi un passé, elles changent. Prenons l’exemple du droit de vote, du suffrage universel. Si on le considère comme une institution, le vote était bien à un moment donné une utopie totale. Or, d’autres institutions à ce moment-là étaient chargées de légitimer des faits institués, de dire qu’il en était ainsi, et pas autrement. Ce qui est absent, le plus souvent, de la lecture médiatique, en fin de compte, ce sont les rapports, les interactions, les associations, les croisements, bref, les processus liants de transversalité. Autrement dit, l’information tend à découper et à découpler, davantage qu’à mettre en commun ou en réseau.

Cela explique aussi, à mon sens, pourquoi la parole des associations ou des organisations non gouvernementales, les propos non officiels ou dissidents, apparaissent presque toujours « suspects » ; ils passent pour militants, ce qui les exposerait à une approche plus critique ou circonspecte de la part des journalistes. C’est, certes, la logique même du bon journalisme. En revanche, au nom, justement, du poids des faits institués dans le travail de représentation journalistique du monde, la parole institutionnelle, elle, se voit de moins en moins accueillie avec la même méfiance. Elle apparaît moins sujette à caution et sera en général moins exposée à la contradiction. En tout état de cause, on ne se posera pas la question de savoir si on doit ou non en rendre compte. Alors que lorsqu’il assiste à un événement organisé par un acteur du milieu associatif, le journaliste se posera toujours, « naturellement », la question de savoir si sa démarche ne verse pas dans le militantisme.

S’observe aussi une tendance à l’installation d’une vision mécaniste et linéaire de l’information, à l’éviction de la réelle controverse, à la dépolitisation du traitement de l’information, c’est-à-dire la disparition d’un regard politique comme outil privilégié d’une vision transversale, décloisonnée et complexe des choses. Parallèlement à cela, la sphère politique telle qu’elle est présentée dans les médias centraux constitue un aspect de la vie à côté des autres, et est souvent réduite à ses dimensions les plus théâtrales. Quel impact ce traitement a-t-il sur nos représentations du monde ?

Dans les médias, le politique est réduit à son « jeu ». On reproche au monde politique de ne pas s’occuper des préoccupations des gens ; ce n’est pas vrai. Qu’il les traite bien ou mal, en fonction de la perception de chacun, c’est une autre question, mais il les traite. Les médias ne montrent malheureusement que la théâtralisation (les luttes pour le pouvoir, les affrontements de position), la mise en stratégie (comment se positionnent les uns et les autres, plutôt que pourquoi), ou encore le management fonctionnel,gestionnaire, déconnecté de toute finalité ou de volonté « positive » de prise en mains du présent ou/et de construction de l’avenir. Tout se passe aussi, sous l’œil des médias, comme si la politique était un aspect de la vie sociale parmi d’autres, à côté du culturel, de l’économique, du sportif, du judiciaire, du scientifique etc. Alors que la chose politique, c’est ce qui se trouve à l’intersection de l’ensemble et est en charge du vivre-ensemble et des choix que suppose celui-ci ; à ce titre, c’est l’instance qui opère les arbitrages entre toutes les composantes et les acteurs de celles-ci.

Or, le débat politique est peu ou prou médiatisé dans la seule perspective de la conquête du pouvoir, via les petits jeux du positionnement entre partis, de la communication et de l’échéance électorale toujours à venir. Le milieu politique lui-même tend à se laisser enfermer dans cette logique, dépensant une partie importante de son énergie à couvrir des enjeux de stratégie, sur base de la demande des médias ou des attentes de ceux-ci. En revanche, il est assez peu question, dans la médiatisation, de l’action gouvernementale (moins encore parlementaire) proprement dit. Les réalisations sont beaucoup moins traitées qu’une controverse entre partis, par exemple, dont on oublie d’ailleurs assez vite la substance même, pour ne retenir que l’écume de l’affrontement (entre majorité et opposition, ou au sein même de la majorité). L’action gouvernementale sur le fond, en dehors de réponses ponctuelles à l’une ou l’autre urgence, correspond, il est vrai, à un autre temps, à un autre tempo de la vie politique. Qu’épouse bien moins facilement le temps médiatique de l’éphémère, de l’instantanéité, du direct… On évoquera volontiers ce que le politique fait mal ou ne fait pas assez en désignant nommément le ou les responsables à l’opprobre public (parfois ou souvent de façon légitime). Mais un accord gouvernemental portant sur une réalisation effective, quelle que soit la matière, retiendra moins l’attention (et la paternité en sera rarement mentionnée précisément), sous prétexte que le sujet ne serait pas assez passionnant, qu’il serait trop « technique » ou qu’il risquerait d’ennuyer le public.

On retrouve ici l’idée centrale de la nécessité de « capter », de « capturer » l’audience (que l’on vend aux annonceurs). Ceci explique que, dans la logique de marketing qui dicte tout désormais, les contenus mêmes de l’information se doivent d’être « captivants ». Et ils le deviennent par le choix de certains types de sujets (et l’abandon systématique d’autres), par les cadrages, par le traitement…Média hégémonique dans le paysage de l’information, la télévision, parce qu’elle est un outil de « monstration », de « show », plus que de réflexion, a fortement contribué, de ce point de vue, a la transformation de l’information en un produit « attractif ». Elle a considérablement œuvré à l’ouverture de l’âge du « spectacle » total. « Spectacle » veut d’ailleurs dire « vision », ici, sur écran (télé). Et le propos central du spectacle, c’est le divertissement, l’amusement. Cela ne veut pas dire que l’information à la télévision est un amusement, mais bien que la télévision fait du divertissement le mode de présentation naturel de toute expérience ou occurrence sociale.

En mettant ainsi le monde « en scène » davantage qu’« en question », le discours médiatique central rend improbable une compréhension des déterminants de l’actualité présentée. Il véhicule de la sorte, selon Erik Neveu, « une vision du monde déférente pour l’ordre établi »4.

On touche ici à un élément très important au niveau des effets de l’information véhiculée et qui est à mettre en lien avec les producteurs de l’information. La pratique journalistique s’est professionnalisée depuis les années 1950, avec l’avènement de la télévision en particulier. La situation actuelle qui en découle se caractérise par un changement de référents pour les journalistes, un pouvoir accru des médias en même temps qu’une déresponsabilisation de leur parole.

Sa profession, le respect des règles de la profession, l’adhésion à certaines valeurs déontologiques, etc. vont devenir le référent premier pour les journalistes. Auparavant, l’objet même de l’information, qu’il soit politique, culturel, sportif, avec un point de vue/une vision engagée, était plus central qu’aujourd’hui dans l’ « engagement » du journalisme. Les choses ont changé : ce qui importe aujourd’hui, ce sont moins les faits eux-mêmes et la meilleure façon possible de les traiter, que la « performance » en regard des critères d’excellence que se donne la profession. On est d’abord journaliste, aujourd’hui, avant d’être journaliste politique.

Cette évolution vers une plus grande exigence professionnelle individuelle et une adhésion aux valeurs du métier plus forte impliquent une forme de déresponsabilisation à l’égard du monde. On se dit qu’on n’est jamais que journaliste. Alors que, parallèlement, le pouvoir d’influence des médias s’est accru considérablement. Auparavant l’information était un contre-pouvoir parce qu’il fallait aller la chercher, résister aux pouvoirs qui ne voulaient pas la diffuser. Aujourd’hui, l’info est tellement abondante qu’on tend même parfois à la fuir. On assiste ainsi avec la professionnalisation à ce que j’appellerais une « déresponsabilisation politique » à l’égard du monde. C’est ce qui explique que beaucoup de journalistes prétendent fonctionner de manière “désidéologisée”, c’est-à-dire en se méfiant de tout propos idéologique ou ce qu’ils perçoivent comme tels. Or, c’est moins à une désidéologisation que l’on assiste qu’à une dépolitisation. Et un traitement dépolitisé renforce en fin de compte ce qui est idéologiquement institué : les politiques économiques actuelles, qui sont pour la croissance, pour l’austérité budgétaire et les réformes structurelles du marché de l’emploi.

Se poser des questions, remettre en cause le modèle dominant et donc politiser le traitement de l’information en adoptant un regard pluriel, en croisant, en confrontant n’est plus guère possible. Ou c’est abandonné, en presse écrite et en radio principalement, aux plumes et aux voix extérieures : les tribunes ou cartes blanches, les chroniques, voire certaines interviews. Mais il est étonnant de noter à quel point existe une forte étanchéité entre ces propos extérieurs et les propos tenus par les journalistes eux-mêmes.
Le traitement même de ceux qui se risquent à remettre un certain ordre établi en cause, à la réformer, tout bêtement, sont susceptibles, eux, de se faire (dis)qualifiés d’ « idéologues ». Ce qui, à l’instar, de « sociologues » est un concept connoté négativement dans le langage journalistique. Exemple: les affaires des rémunérations de Didier Bellens (ex-Belgacom) et de Johnny Thijs (l’ancien directeur de BPost). La volonté d’une des composantes du gouvernement de limiter la rémunération des CEO des entreprises publiques autonomes, ne visait pas uniquement comme on l’a dit à diminuer les salaires extravagants des top-managers, mais aussi à réduire les écarts de rémunération et les inégalités salariales à l’intérieur d’une même entreprise. Ceci a été dit, certes, mais ce n’est pas ce qui a dominé le traitement médiatique de l’affaire. La question centrale posée était : « Jusqu’où un pouvoir public – nota bene pourtant actionnaire majoritaire – peut-il intervenir dans les affaires d’une entreprise publique autonome ? » Par « jusqu’où ? » il faut aussi entendre « jusqu’à combien » peut-il diminuer la rémunération d’un top-manager (sous-entendu : sans nuire à l’efficacité de la gestion de l’entreprise) ? ». Une fois encore, le cadrage principal retenu par la majorité des médias et la plupart du temps a été le même : celui du « combien ?», de l’accumulation de la valeur, de la gestion efficiente… Il l’a manifestement emporté très largement sur celui de la justice (salariale). Et lorsque le ministre socialiste Labille, dans l’un et l’autre cas, a tranché dans le sens du limogeage dans un cas, de la réduction d’émoluments dans l’autre, il a été taxé d’idéologue… alors qu’il ne faisait qu’appliquer, en gros, une décision du gouvernement.

Nous ne sommes pas dans un contexte de censure directe, certes. D’autres voix, d’autres sons de cloches peuvent s’exprimer ou être entendus, mais ils n’occuperont pas la même place, ni ne recevront la même légitimité. L’exemple du débat à l’œuvre autour de l’efficacité même des politiques d’austérité est particulièrement représentatif à ce sujet.

Il sera très très rare qu’une parole un peu différente soit montée en Une, même si elle peut être présente dans un journal. Prenons le cas du FMI qui, pour différentes raisons, a remis en cause l’approche européenne de la crise, dont le rythme élevé de l’assainissement budgétaire imposé. Le même FMI, auparavant, avait fait aveu d’une méprise intervenue dans ses calculs mathématiques sur les effets de l’austérité, etc. Il en a été question, bien entendu, dans les pages économiques des journaux. Pendant un jour ou deux à chaque fois. Mais pas davantage. Or, ce type d’aveu, émanant d’un des sièges de pouvoir mondial du capitalisme, ce n’est pas rien. C’est énorme comme information. Cela aurait dû faire la une, engendrer un débat majeur sur les contradictions internes du système. Et susciter un frémissement dans les lignes éditoriales défendues en la matière. Or, rien, ou presque. Rien, non plus, ou si peu, sur le lien qui est systématiquement établi entre mesures de redressement des finances publiques et nécessité de réformes structurelles des marchés de l’emploi. Il n’y a, a priori, aucun lien entre ce qui relève de la politique budgétaire d’un côté, de politiques économiques, de l’autre. Seule la Commission européenne, via le lien fait entre « two-pack » (budget) et « six-pack » (orientations économiques), établit ce lien… sans jamais le dire. Barroso peut bien parler, effectivement, à propos de la gouvernance européenne, telle qu’elle est conçue aujourd’hui, de « révolution silencieuse ». Et le silence demeure, non pas parce que les journalistes sont vendus au « grand capital » ou sont d’affreux ultralibéraux, la plupart sont de gauche ! Mais ils continuent de taper sur le même clou, uniquement parce qu’il relève d’un fait institutionnellement validé.

Des mécanismes, tantôt très concrets tantôt moins perceptibles et identifiables, définissent ainsi le traitement de l’information. Et celui-ci a un impact central sur notre compréhension des choses, l’interprétation que l’on donne aux événements et aussi sur la manière dont on agit dans la société. Au vu de tout cela, il est primordial de se questionner sur la manière dont on peut influer là-dessus et sur ce qu’il y a lieu de faire. Mais tout changement profond implique une remise en question profonde et personnelle des journalistes et une réinvention des formes de production dans les grands médias.

On le voit bien, c’est très difficile à changer en raison de la combinaison de tous ces mécanismes, ceux qui sont assez visibles – les moyens de production – et ceux qui sont plus intériorisés. C’est également parce que la profession, quoi qu’elle puisse dire de sa prétendue « extériorité » (ou objectivité), est très intégrée aux logiques de l’époque, qu’elle contribue d’ailleurs, sans s’en rendre compte à célébrer (chaque nouveau modèle de portable de la marque à la pomme fait l’objet d’une couverture de presse plus rentable qu’une campagne de publicité). Au vu de cet ancrage profond, je ne crois pas à la possibilité d’introduire un changement significatif dans les grands médias, même si les choses ne sont pas immuables. D’ailleurs, qui aujourd’hui est le contre-pouvoir des médias ? Je ne crois pas dans la capacité, à moyen terme, de modifier, de manière significative, le cours majeur des médias. Car nous y participons tous, d’une manière ou d’une autre.

Il ne peut y avoir d’issue qu’à travers un processus d’hybridation. Les professionnels de la médiasphère vivent et pensent un peu trop entre eux. Si on veut qu’il y ait de la transformation, il faut de la confrontation, du mélange. Il y a trop peu de contre-pouvoir. Les médias sont un des pouvoirs les plus autocentrés, les plus autoréférentiels. Ils ne se rendent pas compte qu’ils étouffent. Et les acteurs qui viennent de l’extérieur, pour pouvoir entrer dans la bulle « reine », acceptent de respirer le même air. Ils s’autocensurent pour être dans les clous. Et les journalistes n’échappent pas à cette dynamique. Sinon, lorsqu’ils ont ou prennent conscience, ils s’en vont, ou ils acceptent de rester à des postes d’assistants. Les écoles de journalisme participent à ça, d’ailleurs.

Par contre, je crois et je prône qu’on réinvente les modalités et les formes de la production d’information. L’impulsion peut – ou doit – d’ailleurs venir de l’extérieur. Ça demande de la créativité. Sortir du formatage, du travail à la chaîne des rédactions web (ou autres), du taylorisme pour créer l’industrie de la transition énergétique de l’information : celle qui parviendra à singulariser les créations à partir d’un autre carburant que la seule réactivité. L’information, on l’a oublié en raison de sa massification (massification des flux, pas du public), est un bien précieux. A traiter comme tel. Internet, de ce point de vue, met à notre portée la possibilité de créer une ou des intelligences collectives, hybrides, qui sont la condition même de la vie, et pas de la survie. De la vie au pluriel, c’est-à-dire aussi plus proche de l’Autre. Une forme de coproduction de l’information par des systèmes d’intelligence collective, validée en dernier ressort par la démarche journalistique des professionnels est sans doute une voie possible.

Les journalistes qui accepteront de travailler avec des réseaux d’informateurs et de coproducteurs autres que les sources institutionnelles pourront faire la différence, apporter autre chose si on leur en donne l’espace et la possibilité. Dans l’esprit de la « démocratie Internet » bien décrite par Dominique Cardon. Cette forme de partage et de collectivité est un ‘nous’ qui peine, pour l’instant, à s’imposer au ‘je’ très affirmé des journalistes, qui se croient souvent encore les seuls acteurs légitimes de l’information.

Avec le développement des possibilités offertes par Internet, un processus irréversible s’est engagé : la prise de parole des citoyens, réelle forme d’expression démocratique. Celle-ci, avec toutes ces dérives possibles, est toutefois une entame dans le pouvoir absolu des médias, qui à terme, peut faire lentement évoluer les choses. On observe déjà un changement dans les pratiques de l’information d’une partie de la population, qui, comme vous dites, se traduit par une diversification et une spécialisation en groupes d’intérêt, mais implique également un éparpillement.

De plus en plus, les gens vont chercher des niches d’information, soit dans la presse spécialisée, soit dans la presse alternative, soit via des médias en ligne spécifiques. Mais le prix à payer est une fragmentation relative : les publics « s’éclatent » dans des médias qui ont moins de visibilité.

C’est un des grands paradoxes : tous ceux qui continuent à consulter ou à consommer les grands médias n’en sont pas pour autant satisfaits. C’est la limite bien connue des chiffres d’audience. On a beau critiquer « les médias », on continue à se tenir à l’écoute ou à regarder les JT. Moins pour comprendre le monde que pour « être au courant » de ce qui « risque encore de nous tomber dessus » dans un monde médiatisé anxiogène. Cela participe du mythe techniciste de la gestion, de la maîtrise. Quand on est au courant de ce qui arrive, on croit pouvoir s’en prémunir.

1. [JEAN-FRANÇOIS KAHN, L’horreur médiatique, Plon, 2014]↩
2. [De l’idéologie aujourd’hui, Parangon/Vs, 2005. Lire aussi, du même auteur, « Les Médias pensent comme moi ! », Fragments du discours anonyme, L’Harmattan, 1997]↩
3. [Journalistes au quotidien. Outils pour une socioanalyse des pratiques journalistiques, Le Mascaret, 1995]↩
4. [Sociologie du journalisme, La Découverte, coll. Repères, 2004.]↩