Rencontre avec une voix de la radio. Témoignage de Martine Cornil

Il y a des voix radiophoniques qui nous donnent à réfléchir, qui nous apportent du sens au travers des ondes. Martine Cornil est une de celles-là : une passeuse avec une rare faculté d’écoute, assortie d’un sens du respect et de l’intérêt porté aux autres. Sur les antennes de La Première pendant 20 ans (Tête-à-tête, Backstage, Samedi+,…), elle quitte aujourd’hui la RTBF et revient ici sur l’évolution de son métier. Témoignage.

Ressentez-vous une uniformisation de l’information dans les médias dominants ?

A titre de lectrice et d’auditrice, j’ai le sentiment de ne plus trouver mon compte depuis des années dans ce que je lis ou dans ce que j’écoute. Quand j’ai commencé à lire les quotidiens, ils étaient plus marqués à gauche ou à droite, parce que ça voulait encore dire des choses. Aujourd’hui, les différences idéologiques ne sont plus si marquées. Les grands ou petits quotidiens d’opinion ont disparu, vraisemblablement faute de lecteurs. Est-ce pour autant que tout le monde sert la même soupe ? Je ne le pense pas mais il y a une tendance à un formatage généralisé dans les grands médias. Et le temps joue de plus en plus contre ceux qui ont envie de sortir de ce formatage ou ceux qui historiquement pouvaient le faire. A partir du moment où les gens sont informés quasiment à la seconde près, où la presse papier ou les médias audiovisuels veulent enrayer l’érosion de l’audience, le temps devient une course contre la montre. C’est à qui donnera l’information en premier. Avec comme dérive : l’usage du conditionnel. Plutôt donner l’info en premier quitte à vérifier ultérieurement et user du conditionnel. Mais le conditionnel passe largement au-dessus de la tête de beaucoup de gens, qui prennent le conditionnel comme une affirmation. C’est d’autant plus problématique quand les conditionnels ne sont soit pas infirmés ou confirmés soit le sont en dernière page et en deux lignes.

J’ai parfois l’impression que les médias sont des poules qui courent sans tête. C’est la course à l’audience, au détriment d’une certaine qualité.Les médias croient gagner de l’audience en simplifiant le message. Je crois au contraire qu’il est préférable de miser sur l’information décryptée, décodée, analysée.Mais quel quotidien fait ça ? Je ne comprends pas que les directeurs de médias n’aillent pas dans cette direction. Il y a sans doute des agences de communication professionnelles, chèrement payées, qui ont prétendu que ce n’était pas la voie à emprunter. J’imagine qu’ils savent de quoi ils parlent… Dans le même temps, je constate que l’audience continue à s’éroder…. Il y a peut-être un rédacteur en chef qui va se réveiller ?

Vous ne vous y retrouviez plus ?

Il manque le temps de la réflexion. Quand je suis rentrée à la RTBF en 1990 ou 1991, c’était encore l’ancre du temps long. Il n’y avait quasi pas de pub ou de promo. On pouvait faire des émissions d’une heure (et pas de 52′). Quand j’ai commencé Tête à Tête, il y avait un ou deux minutes de journal au début de l’émission et à tout casser 1′ ou 2′ de pub. En l’espace de huit saisons, on a perdu 5′ de temps de parole au profit de la pub. Ce n’est pas anodin.

Les rôles étaient aussi très définis : il y avait l’ingénieur son, l’animateur, l’assistant et le journaliste. Aujourd’hui, on demande au journaliste de tout faire. Je n’ai rien contre la polyvalence ou la flexibilité, ni contre le self-op pour faire du pousse-disc ou pour annoncer le dernier Stromae. Par contre, ce qui est sûr, c’est qu’on n’est pas tout à son invité quand on doit gérer en plus le lancement de la musique, l’introduction de la publicité, le radio-guidage,… Le métier d’animateur, tel que je le conçois, est un passeur. Il faut pouvoir oublier les contraintes techniques pour être entièrement à l’écoute et donner le meilleur de l’autre (et donc de soi un peu aussi).

Je suis aussi frappée par la baisse de qualité du son, y compris à la RTBF. Pour avoir travaillé pendant un an sur une émission basée sur les archives, j’ai pu me rendre compte de la qualité sonore incroyable de l’époque ! C’est un vrai choc quand on passe des veilles bandes magnétiques des années 1960, 1970, 1980 à ce qu’on entend maintenant, toutes stations confondues. On habitue les gens à un standard plus bas. Pourquoi ne donne-t-on pas plus le meilleur aux gens ? On pourrait dire qu’il ne s’agit que de la forme mais parfois la forme influence le fond. On m’a souvent rebattue les oreilles avec « il faut être moderne ». Je veux bien mais pour moi, la modernité c’est aller vers le progrès, vers le haut, sinon ça n’a aucun sens. Il y a une forme de démantèlement de l’outil. C’est une baisse de qualité généralisée.

Compression du son… Et réduction des sujets ?

Oui, je le pense. Si on veut comprendre le monde dans lequel on vit, il faut prendre le temps de tenter de le rendre lisible. Réduire le temps consacré à un sujet, c’est réduire notre perception. Il manque cruellement de médias d’exploration ! A côté des médias que j’appelle de consolation ou d’accompagnement, il faut des médias d’exploration. Ils existent mais ça reste des niches. Je pense que ça vaudrait la peine qu’un grand média ose ré-explorer le temps long. Temps long n’est pas synonyme d’ennui ou de vieille radio pour autant, comme j’ai souvent entendu dire par certains directeurs de la RTBF pour qui il faut plus de rythme. J’y crois pas une seconde à cet argument. Les gens ont besoin de temps en temps de se poser, d’écouter, d’entendre développer une pensée. Il y a des sujets qu’on ne peut pas épuiser en ¼ d’heure. On a intégré, à tort ou à raison, que les gens se lassaient très vite. Ce n’est pas typique de la RTBF, c’est partout.

Je pense que les gens sont ravis qu’on leur parle de manière intelligente car ils se sentent respectés. Vouloir simplifier est signe de mépris pour les gens. La majorité des gens est suffisamment intelligente pour comprendre (je ne dis pas cultivés mais intelligents). Et puis, en élargissant le propos, en allant visiter d’autres niches, on va vraisemblablement attirer plus de gens et surtout on va attiser la curiosité des autres, leur faire découvrir des artistes. Et peut-être que ça va leur plaire ! Faisons écouter ce qui existe et les gens feront leur propre choix. On n’est pas là pour dire ce qui est bien et pas bien. J’ai toujours détesté m’entendre dire « c’est trop pointu » ou « c’est élitiste ». Je revendique l’élitisme pour tous ! Comme disait Brassens « personne n’a envie de bouffer de la merde ». Tout le monde a envie d’aller vers un peu de lumière. Et là il y a un souci. On reste (et je l’ai fait aussi) dans le petit monde des stars, des personnalités super connues. Quand on fait une émission d’une heure comme je l’ai fait pendant des années, c’est plus simple d’inviter des « bons clients » qu’un romancier qui fera sa première radio. C’est certes plus compliqué mais c’est notre rôle d’accompagner les artistes, de faire découvrir des talents. Et qui sait, ce seront les stars de demain. Et qu’on ne vienne pas me donner les 3 exemples où cela s’est passé : c’est une démarche qui doit être quotidienne. Il y en a tellement, tous secteurs confondus, qui rament et manquent de reconnaissance. Les médias privés qui ne vivent que par la publicité ne peuvent pas s’offrir ce luxe-là mais s’il y a un luxe que la RTBF peut s’offrir c’est bel et bien celui-là.

Sur quoi se basent les directeurs de chaîne pour affirmer que lenteur est synonyme d’ennui ?

En radio, on se base sur les études CIM (NDLR: Centre d’Information sur les Médias) qui n’ont quasi pas changé depuis les débuts de la radio. C’est fou ! Encore s’attacher à ces études CIM qui d’une vague à l’autre font monter la radio de 3 points et puis descendre de 2 points alors que rien n’a changé au niveau du contenu. Et puis on adapte et puis ça redescend et puis ça remonte. Elles ne tiennent pas compte des podcasts non plus. Or les émissions podcastées sont justement celles qui donnent plus de temps au temps. Il y a de quoi se poser des questions !

Je me suis souvent entendu dire qu’il ne faut pas lasser les auditeurs, il faut que ça bouge pour éviter que les auditeurs zappent. Si le sujet ne plaît pas, il faut que l’auditeur sache qu’un autre sujet viendra peu de temps après. Je comprends cet argument mais inversement, si le sujet lui plaît et qu’il est frustré parce qu’il ne dure que 10′ ?

Vous évoquiez l’existence des médias de consolation. Qu’entendez-vous par là ?

Les médias anxiogènes, la presse de caniveau qui mettent en avant les aspects les plus horribles de la nature humaine sont très consolants pour les gens car on se dit « waouw, j’ai échappé à ça, waouw, je suis toujours vivant, waouw je n’ai pas tué mon enfant,… Qu’est-ce qu’on est bien finalement même avec 780 € par mois !

Plus généralement, la société de consommation est une société de consolation. Et les médias y jouent un rôle, ne fut-ce que par la publicité diffusée. À défaut de se passer de la pub (car les subventions ne suffisent malheureusement pas), les médias (et particulièrement les médias de service public) auraient un vrai rôle à jouer dans le niveau d’exigence éthique vis-à-vis de la publicité : refuser les pubs qui véhiculent les clichés sexistes par exemple et n’accepter que de la pub qui fait appel à l’intelligence des gens. Les médias de service public se grandiraient à refuser la vulgarité. J’en parle à l’aise car j’ai jadis travaillé dans la publicité. Il s’agirait d’une marque de respect à l’égard des auditeurs.

La RTBF répond-elle suffisamment à ses missions de service public selon vous ?

Il serait extrêmement utile de redéfinir ce qu’est le service public (et pas que pour l’audiovisuel). On n’arrête pas de nous dire qu’il faut rajeunir l’audience. Mais comment rajeunir l’audience si on ne diffuse jamais ce que les jeunes écoutent ? A ma connaissance, il n’y a aucune émission musicale consacrée au rap, hip hop et la culture des jeunes sur aucune chaîne de la RTBF. C’est interpellant.

A l’inverse, on assiste à un vieillissement de la population. Et ils écoutent quoi les vieux ? Il n’y a aucune radio du service public qui ne leur est destinée (à part la troisième oreille de Marc Danval). Donc en clair, on s’adresse au public qui a entre 30 et 50-60 ans. Et comment expliquer aussi qu’il y ait si peu d’animateurs issus de l’immigration ? Pourtant il y en a des tas pleins de talent. On parle de discrimination alors qu’il n’y a aucune émission intelligente qui s’adresse aux gamins des quartiers. On nous dira qu’il y a des radios associatives qui le font. Oui c’est vrai mais il me semble que ça pourrait faire partie de nos missions aussi. Toutes les chaînes se plaignent du manque d’animateurs mais qu’on les forme alors !

Quant à la place accordée au cinéma, il existe bel et bien des billets ou l’émission Décadrages de Jean-Louis Dupont centrée sur l’histoire du cinéma mais il n’y a plus aucune émission critique et informative consacrée au cinéma sur la Première. Il y a des pans entiers de la culture qui passent au bleu.

Ce qui me choque aussi, c’est la place accordée à nos artistes. Il y a des centaines d’artistes, compositeurs, interprètes qui ne sont jamais diffusés. À ça, on rétorque que ce n’est pas vrai, il y a des quotas,.. Oui mais à quel heure ? Claude Semal, Daniel Hélin, Quentin Dujardin,.. sont-ils diffusés à l’heure de grande audience ? Des jazzmen sont diffusés dans l’émission de Philippe Baron mais ne pourrait-on pas aussi les diffuser en pleine journée ? La RTBF n’a-t-elle pas ce devoir de les mettre davantage en valeur ? D’autant plus qu’il s’agit d’un mauvais calcul, c’est contre-productif pour la Fédération Wallonie-Bruxelles qui soutient ces artistes. A quoi ça sert de faire le meilleur miel du monde s’il n’y a pas un magasin pour le vendre. A rien !

Pour quelles raisons d’après vous ?

Car ces artistes ne sont pas formatés. C’est quoi et qui décide du format ? Les ventes ? Si la RTBF n’entend pas davantage explorer, faire découvrir, éduquer nos oreilles, qui le fera ? Les radios associatives le font mais avec quelle audience potentielle, avec quelle puissance d’émetteur ? La RTBF devrait le faire, ne fut-ce qu’une émission d’une heure par semaine. Au moins, elle existerait. Au moins, les gens curieux savent qu’ils pourraient les écouter à telle ou telle heure. A l’époque de Pierre Collard Bovy, les artistes avaient davantage d’espaces d’expression ! Ça date !

Les médias dominants ne peuvent-ils qu’être favorables à une pensée de marché s’ils sont managés comme des entreprises ? Quel est l’espace accordé à la contestation de la domination de l’orthodoxie néo-libérale ?

Là il faut rendre à la RTBF ce qui lui appartient. Je crois que c’est sur la RTBF qu’on a entendu pour la première fois des économistes très à gauche comme Pierre Larrouturou ou Christian Arnsperger. Dans le domaine politique, Raoul Hedebouw et Marco Van Hees ne sont pas interdits d’antenne. Ce n’est pas aussi simple que ça. Peut-être qu’il faut scinder l’information et l’animation mais j’ai eu l’occasion d’inviter beaucoup de voix alternatives au modèle dominant. Il suffit de voir les insultes des deux côtés : certains, plus à droite, se plaignent que la RTBF ne donne la parole qu’à des gens de gauche – qu’est-ce que je n’ai d’ailleurs pas reçu comme insultes ! – et inversement. Quand on en est là, c’est bon signe. Je pense que toutes les voix peuvent s’exprimer. Je n’ai jamais subi de censure. Il y a un vrai pluralisme. Il faut vraiment laisser ça à la RTBF.

Des cas d’auto-censure ?

Oui, il y a un petit temps, je n’ai pas pu inviter Daniel Hélin car un de mes chefs ne l’appréciait pas. Il est quand-même finalement passé mais certains directeurs croient représenter les goûts du public. Parce qu’ils n’aiment pas tel ou tel artiste, ils ne désirent pas les passer sur antenne. C’est terriblement prétentieux. Personnellement, j’ai passé de la musique que je n’aimais pas ou invité des personnes que je ne portais pas spécialement dans mon cœur mais les entendre était intéressant !