Le grand-père fut notaire à Bertrix.
Le célèbre abbé Dom Nicolas Spirlet, qui fondait dans son Fourneau Saint-Michel les canons de l’empereur d’Autriche, eût voulu que son représentant à Bertrix se transformât en agent de Joseph II.
Mais, quand l’armée des sans-culotte entra sur notre territoire, Henry-Joseph se déclara jacobin et anticlérical.
Frotté de littérature, il fit plusieurs fois acte de présence aux réunions de l’Académie des Baudets. Ladite Académie, au nom cocasse, ce sont les Bertrigeois qui l’avaient instaurée par dérision et par hostilité vis-à-vis de l’Autriche, et donc en réaction contre l’Académie officielle sise à Bruxelles.
Pilier de cabaret et bambocheur, Henry-Joseph Verlaine commit plus d’un sacrilège, ce qui lui valut la convocation du procureur général à Luxembourg. Dans un état d’ébriété, il avait en effet prononcé une diatribe publique d’une rare violence contre l’Empereur de France.
Le père Nicolas-Auguste Verlaine, vit le jour à Bertrix en 1798, dans le département des Forêts – l’un des départements formés à la suite de la conquête de la Belgique par la France, qui les conserva de 1795 jusqu’au congrès de Vienne en 1815. Il était ardennais (d’au-delà de la frontière), s’enrôla à l’âge de seize ans et gravit tous les échelons de la carrière militaire au service de la France. Désigné caporal en 1816, sous-lieutenant en 1824, il accéda au grade de lieutenant en 1828. Promu capitaine en 1833, il servit principalement dans les régiments du génie, où il fut nommé capitaine-adjudant-major le 10 janvier 1844. Il épousa en 1831 Elisa Dehée de Fampoux (département du Pas-de-Calais), dont il eut un fils, Paul-Marie, treize ans plus tard. Il décéda en 1865. Paul est fier de l’uniforme paternel: habit à la française avec, sur le plastron de velours, deux décorations (l’une pour la prise d’Alger, l’autre pour celle du Trocadero), bicorne à plumes tricolores de capitaine-adjudant-major, pantalon bleu foncé à bandes rouges et noires, tiré par des sous-pieds, épée battant la cuisse. Grand et droit, le regard direct, Nicolas-Auguste cache sa bonté naturelle sous un air de force et de décision.
Dans son livre: Verlaine d’ardoise et de pluie, Guy Goffette nous dresse un portrait truculent du notaire bertrigeois.
Bertrix, 7 janvier 1804. L’homme qui vient de rouler dans la neige d’Ardenne ne sait pas qu’il est ivre mort. Des passants se sont précipités pour le relever, il les a repoussés, insultés.
C’est Henri-Joseph Verlaine, le grand père de Paul. Il est notaire ici, dans ce gros village belge et gris où l’ardoise triomphe, qui nourrit mieux son homme que la terre.
Hâbleur, tonitruant, Henry-Joseph est connu pour ses colères et ses cuites. C’est à ces dernières, du reste, qu’il doit d’avoir été déplacé sur cette ancienne « terre franche » du Luxembourg où il s’ennuie ferme.
Révolutionnaire en 1789, il est jacobin sous l’Empire.
Sa femme et ses trois enfants, Louise, Nicolas-Auguste, Julie, redoutent de le voir rentrer, chaque soir, rue de Burhaimont, sale et saoul, jurant et gesticulant comme un forcené.
La rue du Buhaimont est en pente, il n’y a qu’à se laisser aller. Henry-Joseph Verlaine quitte souvent son étude bertrigeoise: un notaire a toujours quelqu’un à relancer, des tas d’affaires qui traînent. Il faut battre le fer tant qu’il est chaud.
La marche à pied aussi donne chaud. Sur la place, les estaminets fourmillent autour de l’église de schiste. Henry-Joseph entre au Café belge où l’on sert dans l’arrière-cuisine du genièvre et de la gnôle.
Les heures passent vite et le notaire parle de plus en plus haut. Sous ses épais sourcils de crin noir, ses yeux gris-bleu piquent comme des épingles. Bonaparte est son papillon préféré, il en prend aujourd’hui pour son grade: un sacré voleur, qu’il crie, un sacripant, un jeanfout!.
Toutes les oreilles ne sont pas des murs, il s’en faut, mais il y en a quand même dans la salle qui se retournent, et s’ils ne peuvent apercevoir le visage piqué de vérole et la barbe broussailleuse du notable, ils reconnaissent bien sa voix. « Devrait penser à ses gosses, le Verlaine et fermer son clapet! »
Cette remarque-là n’ira pas jusqu’à la préfecture, mais elle fit des petits en silence. Judas, assis près de la fenêtre est sorti à la dérobée.
Henry-Joseph, complétement noir à présent, crie qu’il s’en balance, de sa marmaille, et de sa bonne femme, et de l’étude, et de Napoléon!
Il boit à la bouteille et insulte les mouches.
Louise, Nicolas-Auguste, Julie ne reverront pas leur père. La maréchaussée l’a ramassé dans le caniveau et jeté sur la paille humide de la maison d’arrêt de Luxembourg, où il attend d’être jugé pour « faux en écritures authentiques ».
Le pot aux roses notarial a été découvert lors des enquêtes menées à Bertrix, suite aux injures proférées en public contre l’Empereur.
Henry-Joseph attend.
Il vocifère contre tout et tous, puis s’effondre d’un coup et pleurniche dans sa barbe emmêlée.
Grelottant, il réclame une goutte de genièvre.
C’est le sieur Dutrieux, médecin des prisons, qu’on appelle au chevet de ce braillard de trente-six ans qu’on maîtrise à grand peine sur sa paillasse. Il prescrit une tisane.
Camomille, verveine, euphorbe, fumeterre? Allez savoir. Toujours est-il que le corps ne résiste pas à cette boisson étrangère.
Henry-Joseph décède le 5 ventôse de l’an treize ou 25 février 1805, d’une crise aiguë d’apoplexie.
S’il est vrai comme on l’affirme que Verlaine s’emploie pour verveine dans les patois de Liège, Henry-Joseph est mort d’une infusion de verlaine.
Le malheur avec les infusions, c’est qu’à force d’infuser, elles se dénaturent et ont souvent sur l’organisme un effet contraire à celui qu’on attendait. Jaunes et lénifiantes au départ, les voici vertes et toxiques.
Paul ne se serait certainement pas attardé sur la personne de son grand-père si on avait consenti à lui en dire quelques mots. Henry-Joseph, bien qu’escroc, n’avait rien d’exceptionnel. Il a empêché Paul de se tenir droit dans sa vie d’adulte, il lui a donné la nostalgie des premiers temps de l’enfance, ainsi qu’une indéfinissable tristesse.