Édito

Nous assistons à une numérisation accélérée des services publics et d’intérêt général.

Et pourtant aucun débat public n’existe à ce sujet. Pire, une absence quasi totale de prise en compte du corps social dans ce déploiement, si ce n’est celle en bout de course, d’ordre quasi anecdotique, qui intervient -au mieux- au moment des questions d’ergonomie de telle application ou site web développé. Rarement voire jamais n’est questionné, en amont, le choix ou la pertinence de la numérisation de tel ou tel service.

Parce que les effets de la numérisation dépassent de loin leurs simples usages techniques, nous ne nous intéresserons pas ici à autre chose qu’aux questions sociales, culturelles et politiques que ce phénomène impose.

La numérisation est toujours présentée comme une facilitation de la vie du citoyen. Bien souvent pourtant, il en voit les effets contraires : des démarches plus compliquées, selon un formatage qui ne correspond ni à ses besoins, ni à ses capacités. A cet égard, s’il s’agit aussi de lui permettre de développer ces dernières, nous avons aussi vu les limites de la chose lors de la campagne précédente, portant sur les inégalités socio-numériques.

Le second argument majeur qui accompagne ce mouvement est l’économie de coût réalisé. Face à la fermeture des guichets, souvent ce sont d’autres acteurs de première ligne qui reprennent le relais de l’accompagnement, quand celui-ci n’est pas le fait de canaux encore plus informels, plus invisibles encore. Ce sont eux, secteur associatif, proches, familles, qui, face à la déshérence de l’État, permettent encore à la machine de tenir, alors que le dernier baromètre pour l’inclusion numérique montre que les personnes touchées par la fracture numérique sont en augmentation, dépassant la moitié de la population belge, tous âges confondus.

Parmi ces acteurs de première ligne, toute une série de métiers, de natures différentes, des assistants sociaux aux animateurs des espaces publics numériques en passant par les informaticiens publics. En plus d’être le plus souvent relégués à entreprendre des démarches administratives « à la place de », ils sont aussi de plus en plus souvent assujettis à un financement via des appels à projets. Au sentiment de déclassement professionnel s’ajoute alors une précarisation de leur statut qui rend d’autant plus fragile leur propre situation. Dans un même mouvement, sont liées précarisations individuelles et associatives. Se pose alors la question de savoir si les économies faites à un endroit ne sont pas source d’un déficit finalement plus grand encore.

Si les politiques prescriptrices de la numérisation continuent d’associer progrès social et progrès technique, il s’agit de rendre enfin visible ses effets sur le terrain, où les cas de non-recours aux droits fondamentaux sont de plus en plus nombreux, contrairement aux mots entendus dans les discours sur la numérisation, promesses souvent vides de tout sens effectif.

Nous l’avons déjà dit. Insistons de nouveau : le paradoxe est de plus en plus criant. En même temps que l’écart continue de se creuser entre les modalités actuelles de la numérisation du social d’un côté, et les réalités de terrain de l’autre, où l’on note sans ambiguïté possible un accroissement des inégalités sociales, les politiques de numérisation continuent malgré tout d’accélérer dans le même sens. C’est pourquoi nous avons voulu travailler à partir de ces deux points de départ apparemment opposés, de les analyser au plus près afin de mettre en lumière cet écart.

C’est dans cette optique que nous sommes allés interroger Périne Brotcorne, co-autrice du Baromètre de l’inclusion numérique, mais aussi co-autrice d’études sur les modalités de la numérisation au sein des services d’intérêt général.

Ensuite, nous avons aussi voulu éclairer les conséquences sur le terrain. Pour cela, nous avons suivi le travail de deux animateurs d’EPN (espaces publics numériques), à partir duquel nous avons réalisé un podcast dont nous présentons ici les deux premiers épisodes.

Enfin, nous avons tenu une série d’ateliers depuis le mois de juin, intitulés « Reprendre la main face à la digitalisation du monde », qui a réuni de nombreux collectifs, associations, citoyens et universitaires, et qui a permis, entre autres, de mesurer l’étendue des constats que chacun voit et vit localement. A cet égard, une des conclusions a porté sur le travail à faire sur l’ordonnance ‘Bruxelles numérique’ en préparation à la Région de Bruxelles-Capitale.

Il ne fait pas de doute que nous sommes de plus en plus nombreux à nous emparer de ces enjeux, qu’il s’agit de se réapproprier et de réinvestir d’un sens collectif, afin d’imaginer et d’arpenter ensemble de nouveaux chemins.