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Télétravail et jeu de dupes, Yoann Jungling

Depuis le 23 mars 2020 et l’annonce de mesures plus strictes par le gouvernement Wilmes II pour lutter contre la propagation du Covid-19, le télétravail est devenu obligatoire pour toutes les entreprises non-essentielles, là où c’est possible. Début novembre 2020, le gouvernement De Croo réitère cette mesure. Résultat, selon une enquête de l’institut VIAS d’avril, 49% des belges actifs ont travaillé totalement ou partiellement à la maison durant le confinement1. C’est un franc succès pour cette nouvelle forme de travail qui a conquis de nombreuses entreprises. Selon une enquête réalisée par la BNB et la FEB en août 2020, sur les 4.430 entreprises et indépendants interrogés, 36% souhaitent intensifier le télétravail après le confinement2. Cela s’est tellement bien passé, qu’il ressort d’une enquête menée en juin 2020 par le secrétariat social SD Worx et l’Union wallonne des entreprises (UWE) que « neuf employeurs sur dix vont continuer à offrir à leurs collaborateurs la possibilité de faire du télétravail. Ils n’étaient que 50 % avant la crise »3.

Le succès est compréhensible. Travailler ailleurs que dans les locaux de son entreprise a des côtés positifs. Moins de déplacements domicile-travail, conciliation vie privée et vie professionnelle, autonomie dans l’accomplissement de ses tâches et dans son rythme de travail. Autrement dit, moins de pollution suite aux déplacements en voiture et une amélioration de la qualité de vie. Mais derrière les chiffres et le « triomphe » forcé par la crise sanitaire se cachent des difficultés, des rapports de force et des enjeux économiques et idéologiques importants.

Flexibilité spatio-temporelle ou l’omniprésence du travail

Le télétravail nous affranchit du temps et de l’espace. Chez soi dans son salon, dans un bureau satellite, dans un espace de coworking ou même en déplacement dans un train, les nouvelles technologies – la numérisation – nous offrent la possibilité de travailler partout. Parfois, elles permettent également de travailler à notre rythme, sans horaires, à n’importe quelle heure. C’est magnifique ! Oui, mais non. La flexibilité spatio-temporelle – comme on le dit dans le domaine – n’a pas que du bon.

La dématérialisation de nos activités professionnelles a fait du travail une nébuleuse omniprésente dans nos vies. L’expression bien connue « ne pas ramener son travail à la maison » n’a plus de sens. La maison est devenue notre lieu de travail. Les notifications des emails ou des messages de l’employeur dépassent les frontières physiques et réglementaires : week-end, vacances, lieu de loisir ou de repos, très tôt le matin ou très tard le soir. Bien évidemment, dans le cadre d’un télétravail régulier (structurel) organisé égalitairement entre les employé.es, les employeurs et une délégation syndicale forte qui se base sur un droit social protecteur, le télétravail peut être un vrai plus. Malheureusement, dans certains cas, il est plus subi que choisi par ces pratiquant.es. Pour celles et ceux-là, travailler partout et tout le temps tient plus du devoir que de la liberté. Pour celles et ceux-là, le télétravail rime plus souvent avec surcharge et sur-connexion qu’avec épanouissement et autonomie.

L’absolution des barrières physiques et temporelles ouvre aussi les portes au dumping social dans un marché du travail mondialisé, hyper-connecté et hyper-compétitif. Un freelance IT américain, un interprète anglais ou un employé d’un call-centrer francophone sera soumis à une forte pression de la part de ses collègues indiens et nord-africains qui réalisent le même travail pour un salaire dérisoire en dehors de toutes législations sociales. Cette délocalisation est encore accrue par la prolifération des plateformes capitalistes de micro-tâches telles qu’Amazon Mechanical Turk aux États-Unis ou Wirk en France. Sur ces plateformes numériques, les galériens du web se battent pour réaliser des micro-tâches payées quelques centimes et espérer gagner 5 euros ou dollars sur une journée de travail. Dans ce contexte, flexibilité et bien-être ne sont pas synonymes.

Internet Archive

Télétravail, du contrôle et de la surveillance.

Les évolutions des espaces de travail et du temps de travail permises par le numérique, ont provoqué une mutation des formes de contrôle – de la surveillance – des travailleuses et des travailleurs. Un nouveau management qui tente de répondre à la question : comment contrôler la production et les horaires d’un travailleur qui se trouve chez lui, en déplacement ou à l’étranger ? Dans l’idéal, dans un rapport de confiance entre employeur.euse et employé.es, chacune des parties respecte ses devoirs et ses obligations. Les employé.es bénéficient d’une forme d’autonomie tant qu’ils atteignent les résultats préalablement fixés – dans le cadre de la gestion axée sur les résultats (GAR).

En réalité, le télétravail instaure plus souvent un climat de méfiance. Le superviseur s’interroge sur le travail de son collaborateur et cherche à avoir une visibilité sur ses activités. L’autonomie n’est alors que d’apparence. Les mécanismes de contrôle et de surveillance s’intensifient, aidés par les nouvelles technologies.

Les mécanismes les plus connus sont la supervision à distance via les appels téléphoniques, les courriers électroniques ou les vidéoconférences. Le supérieur hiérarchique fait alors valoir sa présence au niveau numérique puisqu’il ne peut plus le faire par des interactions physiques sur le lieu de travail. Les notifications agissent comme des « n’oublie pas, je suis là, je te surveille ». L’employé.e se contraint à répondre à tous ces appels par peur de se faire passer pour un paresseux. Plus encore, il réagit avec la même logique en envoyant mails, rapports et notifications électroniques pour signifier sa présence « je suis là, je travaille ». Ce phénomène peut entraîner une surconnexion nocive, du technostress, accélérer la nomophobie ou la cyberdépendance.

Certaines technologiques développées spécialement dans le cadre du travail en ligne ou à distance sont encore plus invasives et pernicieuses. Il s’agit des keylogger ou enregistreur de frappes, des détecteurs de mouvement de souris, des logiciels de géolocalisation (intérieur4 et extérieur), des compteurs de mails envoyés, des transferts d’historique internet ou encore de la surveillance par capture d’écran. Si on combine l’ensemble de ces technologies, l’employeur – via les outils et logiciels – enregistre les heures et le nombre de frappes clavier, les mouvements de souris et les déplacements grâce au GPS afin de déterminer l’activité physique d’un.e employé.e sur son ordinateur ou dans son quotidien. Il peut également voir les sites consultés, faire des captures d’écran et des photos toutes les dix minutes via la webcam pour évaluer la présence, le contenu et le temps passé sur chaque activité. Il peut dès lors s’assurer que l’employé.e est bien devant son bureau. En bref, il peut tout voir et tout savoir même au-delà du cadre professionnel.

Avec la crise sanitaire, le marché de la surveillance du télétravail a explosé. On trouve des dizaines de programmes, d’applications et d’entreprises dans le secteur : Time Doctor, Teramind, VeriClock, ActivTrak, Softactivity, Hubstaff, Sneek, Dingtalk (Chine), Occupeye. Ces programmes ou applications se disent des solutions pour rentabiliser le temps de travail et ainsi augmenter la productivité :

Hubstaff : « Le suivi du temps de travail tout-en-un pour la gestion d’équipes sur le terrain ou à distance ; Faites tourner une entreprise plus rentable ; améliorer instantanément votre productivité5 » ;

VeriClock : « Suivi du temps des employés. Pour tout le monde et partout. VeriClock permet de s’assurer facilement que les employés arrivent au bon moment, au bon endroit. L’horloge des données est horodatée et géolocalisée. Cela signifie que vous pouvez savoir où un employé a pointé. Des photos et des vidéos peuvent également être jointes pour plus de preuves6.».

ActivTrak : « Obtenez une visibilité immédiate et des informations sur le fonctionnement des équipes – au bureau ou à distance7

Mais ils sont dans les faits de parfaits espions, dangereux pour notre vie professionnelle et privée. D’autant plus que celles et ceux qui subissent ce contrôle numérique le font selon des règles qui leurs sont obscures. Pour le dire autrement, et l’enjeu est d’actualité, que se cache-t-il dans les boîtes noires des algorithmes ? Derrière les programmes de track-timing, de répartition mathématicienne des tâches, des itinéraires GPS se glissent peut-être des discriminations et des inégalités de traitement. Nous perdons notre contrôle au profit de codes, d’applications et des programmes.

Notre dépendance à des solutions technologiques, notre obéissance aveugle nous aliènent et nous prolétarisent – dans le sens de la privation de savoirs. Lorsqu’une machine guide nos pas, un après l’autre, nous sommes susceptibles de perdre la maitrise sur le chemin et la destination.

L’individualisation ou la fin de la concertation

Si la première contrepartie de l’autonomie est la surveillance, la deuxième est l’individualisation. Avec ces nouvelles formes de travail et surtout le télétravail, on se concentre sur l’individu, sa performance, ses compétences et ses activités plutôt que sur le collectif. Avoir plus de flexibilité a un prix, celui de notre isolement.

La perte de lien social découlant de l’introduction du travail à distance n’est pas négligeable. Dans certaines entreprises qui pratiquent un travail en présentiel et à domicile en alternance, il n’est pas rare que les employé.es ne se connaissent pas, ne se côtoient pas. Parfois, ils ne sont présents sur leur lieu de travail que quelques jours par an. Impossible dans ces conditions de parler ensemble de ses conditions de travail, de ses horaires, de son salaire et de nouer des liens professionnels ou/et amicaux, de créer du collectif. Ne parlons même pas de ces entreprises qui comptent plus de freelances ou de sous-traitant.es que d’employé.es.

Pour les droits des travailleuses et des travailleurs, c’est une catastrophe. Leur isolement et l’éclatement du travail compliquent la formation de représentations des travailleurs et par conséquence, la défense de leurs droits. Le rapport de force est éclaté. Le supérieur hiérarchique négocie individuellement avec ses employé.es et non plus collectivement avec une délégation. Et une entreprise où la délégation syndicale est faible ou inexistante est une entreprise en proie aux exploitations et abus en tout genre. Dans cette optique, la concertation sociale ne permet plus de créer des conventions collectives de travail favorables aux travailleuses et aux travailleurs.

Tout l’enjeu pour les syndicats est donc d’inverser ce rapport de force en leur faveur. Mais rien n’est plus compliqué que d’agir dans un monde entrepreneurial en mutation et contraire aux valeurs syndicales. D’autant plus quand les désirs des affilié.es se tournent vers l’autonomie et la flexibilité. Ces désirs qui a terme fragiliseront encore plus l’action syndicale pour la rendre inopérante ou impuissante. Et pourtant, le bien-être au travail dépend de ce rapport de force.

Le travail à l’américaine et la silicolonisation du monde

Derrière les technologies et les nouvelles formes de travail se dissimulent des croyances et des idéologies qui émanent des créateurs, des concepteurs et des investisseurs. La source géographique de la majorité de ces technologies est la Silicon Valley, en Californie. Le télétravail (telework), les openspace, le coworking, le sharedesking ou les hot-desking ont d’ailleurs été inventés aux États-Unis et plus spécifiquement dans les entreprises numériques. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que l’ensemble de ces termes sont des anglicismes que l’on retrouve chez nous. Depuis cet endroit se propage une conception du travail à l’américaine qui participe à la silicolonisation – influence idéologique et culturelle – du reste du monde.

Plus récemment, ce sont les géants du numérique qui, par leurs puissances, redéfinissent le travail. Il y a plusieurs versants à leur vision mais on peut en retenir trois essentiels : le côté ludique, le côté moderne et le côté performant. Le ludique, c’est Google. Travailler dans les locaux de Google, c’est joyeux. Il y a des toboggans, des cantines healthy, des tables de ping-pong et d’autres jeux. La vision californienne associe le jeu – gamification – et le travail. Un employé heureux est un employé productif et créatif. Ensuite, le côté moderne, c’est Apple et la disruption (et par extension, l’ubérisation) avec son slogan « Think different » (pensez différent). Fini avec le old school, la voie classique. Toujours redéfinir, rompre et inventer pour moderniser. Rien de surprenant ici, les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) sont, selon cette conception, la représentation à suivre du progrès lui-même. Ils sont à la pointe de la technologie Ils incarnent la modernité. Dans le travail, cette vision se traduit par les new way of working (les nouvelles formes de travail) dont le télétravail avec le désir de flexibilité et d’autonomie. Le travail à distance rompt avec le travail en présence et sur un lieu unique. Enfin, le dernier versant, la performance, c’est Amazon. Son logo avec un sourire donne l’illusion du côté agréable, flexible et moderne. Avec son slogan « work hard, have fun, make history » (travailler dur, s’amuser, écrire l’histoire), ses employé.es écrivent l’histoire en sacralisant Jeff Bezos, d’homme le plus riche du monde. Par contre, leurs conditions de travail n’a rien de fun et tiennent plus de « work harder make rate or you’re history »8 (travailler toujours plus durement, être rentable ou vous êtes de l’histoire ancienne). Ce dernier versant de la performance est celui qui domine tout le reste. Tous les aspects « positifs » sont mis au service de la croissance et de la rentabilité.

Ces objectifs de performance et de croissance sont tellement ancrés auprès de ces entreprises, qu’elles n’hésitent pas à recourir à leur toute puissance hégémonique pour contourner ou influencer les législations sociales, fiscales et environnementales.

Cette vision du monde du travail et de la société au sens large, rejoint les idéologies défendues par les dirigeants et les hommes de pouvoir de la Silicon Valley qui oscillent entre un peu d’État et de collectif (libéralisme à l’américaine) à pas du tout d’État et donc absence du collectif (libertarianisme).

En acceptant ces nouvelles formes de travail dont le télétravail, nous acceptons également que ces idéologies ultralibérales se répandent dans d’autres aspects de notre quotidien. Nous acceptons que nos activités deviennent plus flexibles, plus modernes et plus performantes. Nous nous rendons tributaires de ces superpuissances numériques. Au contraire, refuser l’individualisme et désirer le collectif comme un moyen de s’épanouir et de progresser vers une société plus juste, plus égalitaire et durable, c’est renverser la tendance de la silicolonisation. C’est lutter pour des formes de travail au service des travailleuses et des travailleurs.

Yoann Jungling
Conseiller sur l’impact de la numérisation dans le monde du travail pour la FGTB Liège-Huy-Waremme
Auteur du recueil « Vivre à l’ère d’Uber et d’Atlas, entre progrès et régression ».

  1. https://www.vias.be/fr/newsroom/1-travailleur-sur-2-fait-actuellement-du-teletravail/
  2. https://www.nbb.be/fr/articles/limpact-de-la-crise-du-coronavirus-sur-le-chiffre-daffaires-des-entreprises-belges-ne
  3. https://www.lesoir.be/312035/article/2020-07-08/9-employeurs-sur-10-vont-proposer-le-teletravail-apres-la-crise-selon-une
  4. Désormais, il est même possible de surveiller les mouvements à l’intérieur des bâtiments. La technologie de la surveillance GPS « indoor » a été créée pour rationaliser les déplacements du personnel dans les très grandes entreprises de production. Aujourd’hui, elle peut servir à compter les temps de pause aux toilettes, à la machine à café ou en pause cigarette comme le temps passé sur son ordinateur, sur une machine ou à discuter avec son collègue.
  5. https://hubstaff.com/?ab=refresh
  6. https://www.vericlock.com/location-management/
  7. https://activtrak.com/
  8. Fait référence à un détournement trouvé sur internet.